Dans la voiture
On ne se regarde pas. Le conducteur fixe la route. Quant au passager, même si rien ne l’y contraint expressément, il se conforme à l’attitude de son voisin. Ce serait impudique de fixer celui qui ne peut tourner la tête. C’est dans un long trajet, quand on a épuisé les ressources d’une émission de radio, puis d’un CD, le dernier de Keren Ann, d’accord. La nuit d’hiver s’installe tôt. Il reste encore trois cents kilomètres, tu n’as plus de réglisse-menthe ? Il pourrait se mettre en codes, celui-là ! On sent que ça vient doucement ; c’est tellement plus facile, quand le regard ne vient pas soupeser l’équilibre entre l’expression du visage et le sens des paroles. Le corps est toujours une gêne, il en dit trop. La vérité ? Peut-être, mais cette vérité peut devenir mensonge, si les paroles sont obligées de reculer d’autant. Dans la nuit commençante, corps abolis dans l’habitacle, ceinturés, les mots montent du fond de soi.
Ils disent, d’une voix affermie par nécessité – juste de quoi couvrir le bruit du moteur -des fêlures inattendues, qui viennent épouser familièrement les contours de la route, comme si le chemin à découvrir les provoquait, les révélait, perspectives d’avenir ou de passé en lignes droites, courbes maîtrisées des contradictions. Les villes annoncées par un éclat mauve orangé du ciel appellent un long silence, puis la conversation reprend, avec ce rythme pacifiant d’un double monologue qui prendrait sans effort la mesure de l’autre, toute une ampleur d’écoute et de respect. C’est un étrange confessionnal sans prêtre, sans absolution, parfois même sans contrition. Plus tard viendront le désir de sommeil, le besoin des infos. La route se rétrécira, on dira des choses qui ne comptent plus, un peu de mal des autres, trois phrases sur l’orage menaçant. On rentrera dans sa coquille. Plus de réglisse-menthe. On connaît le trajet.